IV
CHERCHEZ ET VOUS TROUVEREZ
La chambre de la Thémis était transformée en fournaise, malgré les sabords grands ouverts et les tauds que l’on avait tendus sur les descentes. Par cette chaleur, le simple fait de réfléchir devenait pénible. Assis à sa table, la tête dans une main, Bolitho examinait le contenu de la sacoche rapportée par la Miranda.
Le commodore Warren somnolait dans un fauteuil à haut dossier. Son visage couleur de cendre était tourné vers le sabord le plus proche et il restait parfaitement immobile, sauf pour écarter de temps à autre sa vareuse ou sa chemise de sa peau couverte de sueur.
Assis près de Bolitho se tenait son secrétaire, David Yovell, avec sa silhouette rebondie et ses grosses épaules. Il devait sans cesse remettre ses lunettes cerclées d’or à leur place quand elles lui glissaient sur le bout du nez. Il prenait des notes dont Bolitho pourrait avoir besoin ultérieurement.
Warren demanda soudain :
— Vous n’êtes pas étonné de la réponse qu’a faite l’armée à votre demande, sir Richard ?
Bolitho essaya de sortir des pensées que lui inspirait la sacoche découverte par l’équipe de prise de la Miranda.
La preuve apportée par la carte était certes intéressante, mais la longue lettre qui l’accompagnait, destinée à un négociant français du Cap, l’était bien davantage.
— Plus étonné que je m’y attendais, Warren, répondit-il enfin. Mais nous allons devoir utiliser les chenaux appropriés. A l’heure qu’il est, les hommes de Sir David Baird ont commencé à débarquer. Il est trop tard pour tout arrêter, même si j’en décidais ainsi.
Le lieutenant de vaisseau Jenour se tenait debout près des fenêtres de poupe et contemplait la Miranda qui se balançait sur son reflet. L’eau était calme et l’image était à son exacte ressemblance. Son commandant avait eu de la chance, se disait-il. Quelques heures plus tard, il se serait retrouvé totalement encalminé.
Il se retourna en entendant Bolitho :
— Votre français est excellent, Stephen. Lorsque vous m’avez traduit cette lettre, avez-vous noté quelque chose d’inhabituel ?
Jenour essaya de sortir de sa torpeur. Seul Bolitho semblait frais et dispos. Vêtu d’un pantalon et d’une chemise, sa vareuse jetée en désordre sur un coffre, il réussissait même à se montrer alerte, alors que, comme Jenour le savait pertinemment, il avait arpenté sans cesse la chambre depuis le moment où les voiles de la Miranda avaient été aperçues en vue de terre. C’était à l’aube, il était maintenant midi. Dans ce four, les hommes se tramaient lamentablement. Ce genre de situation était dangereux, les esprits échauffés appelaient un renforcement de la discipline avec son cortège de rancœurs. Mieux valait être à la mer, les hommes étaient trop occupés pour ressasser.
Jenour fit la grimace.
— S’il s’agit ou non d’une lettre codée, je n’en sais rien, sir Richard. C’est le type de lettre qu’un négociant peut écrire à un confrère, il l’aura peut-être confiée à un navire en partance pour cette destination. Après tout, il est tout à fait possible que des navires de commerce français fassent relâche au Cap, non ?
Bolitho se frottait le front. C’était un code, il était surpris que même Jenour, qui avait l’esprit vif, soit passé sur ce point important. Cela donna soudain une idée à Yovell qui continuait à lire ses papiers en remettant de temps à autre ses lunettes en place. Il s’exclama :
— La bataille de Trafalgar, sir Richard ! Celui qui écrit en parle à son ami !
Bolitho les vit changer de tête.
— C’est exactement ce à quoi on pourrait s’attendre, hein ? Sauf que le Truculent a effectué la traversée depuis l’Angleterre en un temps record, alors que personne ne connaissait la nouvelle au sein de l’escadre, ni la mort de Lord Nelson. Par conséquent, s’il a eu le temps de passer la lettre à un navire négrier, le premier bâtiment devait être arrivé avant nous dans les parages !
Warren fit la moue :
— Un vaisseau de guerre français ?
Jenour serrait les poings, il n’arrivait pas à y croire :
— L’un de ceux qui se sont échappés de Brest ?
Bolitho poussa la carte vers lui.
— Le Cap, voilà la clé, mes amis, mais j’ai bien peur que nous ne puissions déterminer en quoi elle consiste réellement.
Il essayait de remettre de l’ordre dans ses idées.
— Stephen, faites un signal à la Miranda, convoquez son commandant à bord. De toute manière, il faut que je le voie.
Comme Jenour se dirigeait vers la porte, le commodore Warren fit humblement :
— Je suis désolé, sir Richard, j’avais oublié. Le lieutenant de vaisseau Tyacke est à bord, il attend ici depuis qu’il est venu remettre cette sacoche.
Bolitho dut se retenir pour ne pas faire de remarque bien sentie, ce n’était pas le moment. Cela dit, plus tard… Il soupira. Deux commandants qui se détestaient cordialement, leur commodore qui ne s’intéressait guère aux opérations en cours, et un ramassis hétéroclite de vaisseaux qui n’avaient pour ainsi dire jamais travaillé ensemble. Cela commençait mal.
— Stephen, demandez-lui de venir nous rejoindre.
Mais Warren se tortillait toujours :
— Il y a autre chose à son sujet…
Jenour avait déjà ouvert la porte et il ne termina pas sa phrase. Il passa dans la chambre d’à côté et y découvrit un homme de haute taille, debout près d’un sabord ouvert, les mains dans le dos.
— Si vous voulez me suivre à l’arrière… Sir Richard Bolitho souhaite s’entretenir avec vous.
Il constata avec soulagement que l’on avait enfin offert un rafraîchissement à l’officier : fort probablement et malheureusement, cette piquette exécrable tirée des réserves du commodore. Il continua :
— Nous ne savions pas que vous étiez encore…
Les mots s’arrêtèrent net sur ses lèvres lorsque l’homme se retourna pour le regarder. Comment pouvait-on vivre avec une blessure pareille ?
Tyacke lui répondit brutalement :
— Et à qui ai-je l’honneur, je vous prie ? – puis, voyant les aiguillettes dorées capelées sur l’épaule de Jenour : Je vois. L’aide de camp.
— Pardonnez-moi, bredouilla Jenour, je ne voulais pas…
Tyacke remit son sabre en place et détourna la tête pour dissimuler son mauvais profil.
— J’ai l’habitude. Mais que l’on ne me demande pas de m’en réjouir.
Il n’essayait même pas de dissimuler sa colère, son amertume. Pour qui se prenaient-ils donc ?
Il baissa la tête pour passer sous les barrots et entra dans la grand-chambre. L’espace d’une seconde, il hésita. Il connaissait à peine le commodore et seulement de vue, il crut d’abord pendant un certain temps que cet homme replet en vareuse bleue était ce Bolitho dont tout le monde parlait. Quelqu’un qui n’avait pas vraiment la tête d’un héros, mais la plupart des amiraux que connaissait Tyacke étaient ainsi faits.
— Voulez-vous accepter mes excuses, commandant ?
Bolitho sortit de la pénombre et s’avança sous une claire-voie.
— On ne m’avait pas prévenu que vous attendiez. Je vous prie de me pardonner cette bourde. Prenez donc un siège, voulez-vous ?
Tyacke s’assit précautionneusement. Peut-être était-il depuis trop longtemps à la mer, peut-être avait-il mal entendu. Mais cet homme simplement habillé d’une chemise blanche, si chaleureux, il ne s’attendait pas à cela. D’un côté, Bolitho ne faisait pas plus âgé que lui, alors qu’il savait qu’il était plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine. Pourtant, si l’on oubliait quelques rides aux commissures et quelques cheveux blancs dans la boucle qu’il avait sur le front, il avait l’apparence d’un jeune homme. Bolitho le fixait toujours à sa manière étrange, un abord direct, ouvert. Il avait les yeux gris et, pendant quelques secondes, Tyacke se sentit muet, comme s’il avait été l’aspirant Segrave.
Bolitho poursuivit :
— Ce que vous avez découvert à bord de ce négrier est peut-être plus important que tout ce que nous oserions imaginer – il sourit, ce qui le faisait paraître encore plus jeune. J’essaye de trouver de quelle manière cela pourrait nous aider.
Une porte s’ouvrit et un domestique de toute petite taille s’avança jusqu’au siège de Tyacke.
— Un peu de vin blanc, commandant ? – puis, voyant l’expression de Tyacke, il ajouta doucement : Il est parfaitement frais, commandant.
Apparemment, ce vin-là était meilleur que ce que l’on vous offrait ordinairement à bord du vieux vaisseau.
Tyacke essaya de déglutir un bon coup. Celui-là était sans doute lui aussi l’un des hommes de Bolitho. Il but avidement, essayant de contenir un sentiment qu’il tentait d’étouffer depuis bien longtemps : L’émotion. Ce petit homme n’avait même pas cillé, il n’avait montré ni curiosité ni dégoût.
Bolitho l’observait, il nota que les mains de l’officier tremblaient lorsqu’on lui remplit son verre une seconde fois. Encore un survivant, une victime de plus, dont la guerre avait fait un être à part, comme la mer rejette du bois d’épave. Il lui demanda lentement :
— Où se trouve l’Albacore à présent ?
Tyacke eut l’air de sortir de ses pensées, au prix d’un effort presque physique.
— Il sera là d’ici deux jours, sir Richard. J’ai laissé à bord une petite équipe de prise ainsi qu’un aspirant qui a été blessé.
Bolitho hocha la tête.
— Je prendrai connaissance des détails en lisant votre rapport. J’ai l’impression que ce jeune homme s’est montré courageux.
Tyacke baissa les yeux :
— Oui, c’est vrai, il m’a étonné.
Bolitho se tourna vers son secrétaire :
— Je vais vous dicter quelques ordres pour une autre des goélettes – il durcit le ton et vit que le commodore le regardait, l’air anxieux. Je désire que l’Albacore vienne à couple de l’un des ravitailleurs à son arrivée. Je lui fixerai un rendez-vous en mer, hors de vue des lunettes à terre, et il devra venir de nuit à son mouillage.
Il attendit que tous se fussent bien pénétrés de ce qu’il venait de dire.
— Pouvez-vous régler cette question, commodore ?
Warren se plia en deux, pris d’une violente quinte de toux.
Bolitho s’adressa de nouveau au lieutenant de vaisseau :
— Je vais prendre passage à votre bord, monsieur Tyacke – l’officier eut l’air incrédule, on voyait qu’il s’apprêtait à protester. Je suis habitué aux petits bâtiments, aussi ne craignez rien pour, euh, pour ma dignité.
Lorsqu’il se tourna dans sa direction, le commodore avait disparu et on l’entendait qui toussait toujours. Penché sur l’épaule de Yovell, Jenour vérifiait ce que l’homme du Devon écrivait de sa grosse écriture nette et ronde.
Pendant quelques minutes, ils se retrouvèrent donc seuls, ignorés des autres. Bolitho demanda doucement à Tyacke :
— Où cela vous est-il arrivé ?
Il n’ajouta rien de plus, mais vit que sa question faisait à Tyacke l’effet d’un coup de poing.
Tyacke le regarda pourtant dans les yeux et répondit sans hésiter :
— A Aboukir, sir Richard. A bord du Majestic, un soixante-quatorze.
Bolitho hocha lentement la tête.
— Oui, capitaine de vaisseau Westcott. Un homme de valeur, sa perte a été cruelle.
Il passa un doigt sur sa paupière et Tyacke crut le voir fermer les yeux. Bolitho poursuivit :
— Retournez à votre bord, je vous prie. Dès que vos hommes seront revenus de la prise, votre prise, monsieur Tyacke, préparez-vous à lever l’ancre.
Tyacke se tourna vers les autres, mais Jenour était absorbé dans la lecture de quelques papiers. Ou peut-être ne pouvait-il tout simplement pas le regarder en face.
Bolitho poursuivit :
— Je souhaite que vous m’emmeniez au Cap et peut-être même au-delà si nécessaire. Rester ici ne me vaut rien de bon.
Comme Tyacke s’apprêtait à disposer, Bolitho le rappela :
— Encore une chose – il traversa la chambre et s’approcha de lui : Je voudrais vous serrer la main.
Il avait la poigne ferme.
— Vous êtes un brave entre les braves – il hésita une seconde : Vous m’avez rendu l’espoir. Je ne l’oublierai pas.
Tyacke se retrouva en plein soleil puis dans la chaloupe de la Miranda sans comprendre ce qu’il lui arrivait. Simcox l’attendait à bord, impatient de pouvoir le questionner.
Pensif, Tyacke regarda sa chaloupe pousser et les marins commencer à nager. Il fit enfin, sans aucune emphase :
— Il veut que nous l’emmenions au Cap.
Simcox en avait les yeux ronds :
— Un vice-amiral ! A bord de la Miranda !
Son commandant acquiesça. Il revivait ce qu’il venait de passer et s’accrochait à ces quelques instants. Et cette poignée de mains, cette mélancolie fugitive dans la voix de Bolitho…
Simcox était agacé de constater tous les changements qui s’étaient produits chez son ami. Il était arrivé quelque chose de bizarre et d’important à bord du vaisseau amiral. Il espérait que Tyacke n’avait pas eu à subir une nouvelle blessure.
Il essaya de passer à autre chose :
— Et je parie que vous avez oublié de lui parler de la bière, dites-moi le contraire ?
Mais Tyacke ne l’écoutait pas. Il répéta :
— Le conduire au Cap ! Mais, par Dieu, je le suivrais en enfer et retour, s’il me le demandait !
Et il ne prononça plus un seul mot jusqu’à la Miranda.
A bord de la Miranda, Richard Bolitho se glissa tant bien que mal dans un angle de la chambre minuscule et allongea les jambes. Les mouvements étaient certes vifs, songea-t-il assez confus, et son estomac, pourtant endurci sur toutes les mers et par tous les temps, se manifestait.
Depuis qu’ils avaient levé l’ancre, le lieutenant de vaisseau Tyacke avait passé le plus clair de son temps sur le pont et, bien qu’il fût impossible de rien voir en dehors du rectangle bleu de la claire-voie, Bolitho supposait que les choses redeviendraient plus calmes une fois qu’ils seraient sortis de cette zone agitée de courants violents.
Il était étrange de ne pas avoir Ozzard affairé çà et là, prévoyant tout, avant même qu’il y eût pensé. Mais la place était chère à bord de cette jolie goélette et, de toute manière, les hommes de la Miranda auraient pu trouver peu courtois qu’il emmenât son domestique. Ils avaient déjà été assez étonnés de le voir grimper à bord en dépit des mises en garde de Tyacke. Alors qu’il gagnait l’arrière, Bolitho avait eu le loisir de surprendre les regards qu’ils échangeaient et d’observer leurs expressions variées : étonnement, curiosité, peut-être même rancœur. Tout comme Tyacke que l’on entendait partout sur le pont, ils ressentaient sa présence plus comme une intrusion dans leur petit monde que comme une marque d’honneur. Il avait demandé à Jenour de rester lui aussi à bord du vaisseau amiral. Ses yeux et ses oreilles lui seraient plus utiles là-bas qu’à bord de la Miranda.
Bolitho avait eu le temps d’apercevoir le négrier capturé, amarré à couple de l’un des transports, mais n’était pas monté à bord. On lui avait parlé de cette femme retrouvée dans la chambre du patron, du déserteur qui avait été incarcéré à bord du vaisseau amiral dans l’attente de son sort. Il devinait que bien d’autres choses n’étaient pas couchées noir sur blanc dans le rapport de Tyacke.
Il entendit le bruit que faisait le hunier en se gonflant, sentit la goélette répondre immédiatement et venir à la nouvelle route.
Il fit des yeux le tour de la chambre. Il entendait encore Allday :
— C’est pas convenable pour un vice-amiral, surtout vous, sir Richard ! Un charbonnier vous offrirait plus de confort !
Il devait être allé traîner quelque part, fulminant en silence, ou bien s’était-il fait une raison en buvant un verre avec un ancien des officiers mariniers de la Miranda ? En général, il s’organisait et cela se terminait ainsi : il réussissait à glaner plus de renseignements que Bolitho n’eût pu en recueillir en un an.
La chambre était remplie d’effets personnels, coffres, vêtements, armes disposées pour rester à portée de main.
Tyacke avait laissé l’aspirant blessé aux soins du chirurgien du Thémis. Encore une autre histoire intéressante, mais Bolitho doutait que Tyacke lui racontât l’exacte vérité. De forte taille, solidement charpenté, l’officier décourageait les confidences, sauf lorsqu’il se trouvait avec son ami, le pilote. Peut-être était-il d’un tempérament renfermé et sa terrible blessure n’avait-elle fait qu’accentuer ce trait.
Bolitho déplia sa carte et s’approcha d’un fanal qui se balançait, moins fort pourtant. Ces grandes voiles étaient comme des ailes ; elles appuyaient la goélette sur sa haute quille quand les autres navires tanguaient comme des bouchons.
Il se pencha sur la carte parsemée de centaines de sondes marquées en caractères minuscules, et sur laquelle étaient portés les alignements, les amers. Il se surprit à frotter son œil gauche et cessa immédiatement, comme si quelqu’un lui avait parlé à voix haute.
Il sentait les gouttes de sueur lui couler le long du dos. Voilà pourquoi Allday avait tant insisté pour qu’il n’embarquât pas à bord de la Miranda.
Hochant la tête, il se replongea dans l’étude de la carte. Mais c’était inutile. C’était cette chambre, guère différente de celle qu’il avait occupée à bord d’un cotre à hunier, Le Suprême. En octobre 1803, les Français l’avaient repéré et avaient ouvert le feu. De ce jour, la vie de Bolitho avait changé. Un boulet ennemi était tombé sur quelques bailles remplies de sable et l’avait précipité sur le pont.
Il était midi, mais, lorsqu’on l’avait aidé à se remettre debout, il s’était retrouvé plongé dans la nuit. Depuis ce temps-là, son œil gauche lui avait causé bien des tourments et, à bord de son vieil Hypérion, sa mauvaise vue avait manqué lui coûter la vie. Il devait vivre avec un brouillard qui lui voilait l’œil et était à demi aveugle. Il se souvenait de Catherine et de son insistance, avant son départ de Portsmouth à bord du Truculent. Sur l’Hypérion, vers la fin de ce qui devait être sa dernière campagne, ils avaient embarqué un éminent chirurgien, Sir Piers Blachford. Avec d’autres de ses collègues, on l’avait été envoyé en mission d’inspection au sein des différentes escadres pour essayer de comprendre ce à quoi devaient faire face les chirurgiens de marine au combat. L’Académie royale de chirurgie attendait d’abord de cette inspection qu’on ne laissât plus à ces bouchers le soin de traiter les blessures horribles et les amputations, prix à payer après chaque bataille.
Blachford était un homme rougeaud et dégingandé qui ressemblait à un héron. Il avait expliqué à Bolitho qu’il perdrait son œil gauche s’il ne débarquait pas quelque temps pour subir les examens – et peut-être les traitements – adéquats. Et même ainsi, le résultat n’était pas assuré.
Alors qu’il examinait les formes sinueuses de la côte, Bolitho avait l’impression que sa vieille douleur oculaire le reprenait. Fruit de son imagination et de ses craintes, c’était sûrement cela. Il chercha désespérément des yeux autour de lui. Allday avait tout compris, comme d’habitude.
Pourtant, ce n’était pas seulement affaire de devoir à accomplir ni d’orgueil mal placé, Bolitho n’avait pas besoin de ces faux-semblants. Il y avait si peu de chefs expérimentés, de chefs capables de comprendre ce qu’il se passait, encore moins depuis Trafalgar. Une fois Nelson disparu, alors que les armées ennemies étaient toujours intactes après sa victoire et son sacrifice, la prochaine affaire sérieuse n’était qu’une question de temps.
La porte s’ouvrit et Tyacke, courbé en deux, se glissa jusqu’à l’une des banquettes. Il haletait, comme s’il venait tout juste de se battre contre son ennemi, la mer. Sa chemise était trempée par les embruns. Bolitho nota qu’il était allé s’asseoir de l’autre côté, si bien que son profil défiguré restait dans l’ombre. Tyacke commença :
— Nous faisons route plein sud, sir Richard. Le vent a légèrement viré, mais c’est tout ce qu’il faut à des gens pressés d’arriver – il jeta un coup d’œil à Bolitho : Etes-vous certain d’être pressé, amiral ?
Bolitho se mit à sourire et lui désigna d’un geste le manteau qui se balançait, accroché au pont. Son manteau de mer à lui n’était guère en meilleur état que celui de Tyacke et il avait délibérément laissé ses épaulettes dorées à Ozzard.
— Je sais bien que l’habit ne fait pas le moine, mais j’espère tout de même que vos hommes se sentent plus à l’aise. C’est moi qui ai pris cette décision, commandant, vous n’avez donc rien à vous reprocher – et changeant de sujet : Votre équipage, tout va bien ?
Tyacke plissa les paupières :
— Il me reste une petite affaire à régler, mais cela attendra que j’aie le temps d’en parler à la personne en cause – il semblait las. C’est la routine de la vie à bord, sir Richard, cela n’a aucune influence sur la conduite de notre mission.
— Je suis heureux de l’apprendre.
Bolitho replia la carte, il sentait que Tyacke l’observait. Tous les hommes de la Miranda avaient rallié leur bord, à l’exception de cet aspirant qui, à en croire Tyacke, s’était conduit courageusement et avait sauvé la vie de leur aide-pilote. La routine, disait-il. Il eut un bref sourire : en d’autres termes, mêle-toi de ce qui te regarde.
Tyacke surprit ce sourire et commença à se détendre. Il cachait ses mains sous la table. Les choses n’étaient pas faciles ; pour lui, c’était plus qu’une intrusion, c’était une partie de sa liberté de penser et d’agir qu’on lui ôtait. Il reprit :
— Le repas va arriver, amiral – et avec un sourire gêné : Vous m’avez interdit d’utiliser votre titre à bord, mais c’est un peu dur.
— Cela nous rapprochera.
Bolitho sentait son estomac se contracter : il avait faim, en dépit de tout. Peut-être sir Piers Blachford se trompait-il. C’étaient des choses qui arrivaient. Lorsqu’il rentrerait en Angleterre, bon, eh bien, il suivrait peut-être le conseil de Catherine.
Il se souvenait de l’un des transports à bord duquel il était monté en attendant que la Miranda fût revenue de la baie de Saldanha. C’était indescriptible, que des soldats ne fussent point morts de maladie relevait du miracle. La puanteur était insupportable, le navire ressemblait davantage à une cour de ferme qu’à un vaisseau du roi. Hommes, chevaux, canons, équipements divers étaient entassés à tous les ponts avec moins de place que ce que l’on offrait aux déportés.
Et ils devaient attendre, endurer ces conditions de vie, le temps pour l’artillerie et l’infanterie commandées par Sir David Baird de se frayer un chemin jusqu’aux portes du Cap. Mais si les Hollandais étaient plus forts que ce que l’on croyait ? Ils pouvaient transformer l’avance anglaise en déroute. Dans ce cas, il n’y aurait plus que la petite escadre du commodore Warren pour mettre à terre soldats et fusiliers qui devraient harceler l’ennemi sur ses arrières.
Les hommes épuisés qu’il avait pu voir à bord du transport n’étaient pas préparés à un débarquement difficile, encore moins aux durs combats que l’on attendrait d’eux.
Il entendit la grosse voix d’Allday de l’autre côté de la porte et devina qu’il aidait l’un des marins de Tyacke à porter leur repas aux officiers. Bolitho reprit :
— Avec votre expérience, on aurait dû vous donner un commandement plus important – il vit sur son visage ravagé qu’il se détendait un peu –, votre promotion aurait dû intervenir immédiatement.
Un éclair passa dans les yeux de Tyacke :
— On me l’a proposé, amiral, mais j’ai décliné l’offre – il y avait dans sa voix quelque chose comme de la fierté empreinte de tristesse : La Miranda me suffit et personne ne peut se plaindre de la façon dont elle s’acquitte de sa tâche.
Bolitho se retourna en voyant arriver un matelot, courbé en deux, qui leur apportait des assiettes fumantes. On était bien loin du service à bord d’un vaisseau de ligne, bien loin de l’Hypérion.
Ce souvenir l’obsédait encore lorsqu’il vit Allday lui jeter un regard par-dessus l’épaule du marin. Il murmura :
— Tout va bien, mon vieux, je vous assure.
En guise de réponse, Allday se contenta d’un petit sourire, comme s’il n’était pas vraiment convaincu.
La porte se referma. Tyacke l’observait à la sauvette qui découpait dans son assiette un morceau de porc dégoulinant de graisse, comme s’il s’agissait d’un mets de choix.
Simcox lui avait encore demandé comment il était. Enfin, comment il était vraiment.
Mais comment le lui expliquer ? Comment décrire un homme qui se retenait de l’importuner en le pressant de questions, alors que n’importe quel homme de son rang, de sa réputation, aurait insisté ? Ou bien encore, comment expliquer à Simcox la force des liens qui unissaient l’amiral et son maître d’hôtel ? Mon vieux, comme il venait de l’appeler. C’était comme avoir embarqué une énergie nouvelle, une nouvelle lumière.
Il songea à la remarque que lui avait faite Simcox un peu plus tôt et se mit à sourire tout seul. Il remplit deux verres de madère et lâcha enfin :
— Je me disais, amiral, un peu de bière ne nous ferait pas de mal, si on arrivait à en dénicher.
Bolitho leva son verre devant le fanal. Il redevint sérieux l’espace de quelques secondes, le temps de réaliser que c’était son verre et non son œil qui était recouvert de buée. Tyacke, voyant le changement qui s’opérait chez lui, s’exclama :
— Je vous demande pardon, sir Rich… euh, amiral !
C’était la première fois que Bolitho le voyait aussi confus.
— De la bière, dites-vous ? Je vais en toucher un mot à l’armée. C’est bien le moins qu’ils puissent faire – il tenait toujours son verre et lui demanda : Nous sommes samedi, c’est bien cela ? Nous allons donc porter un toast.
Tyacke leva son verre à son tour :
— A nos chéries et à nos femmes, amiral ?
Bolitho hocha la tête en effleurant le médaillon sous sa chemise.
— A celles qui nous aiment. Qu’elles nous attendent avec patience.
Tyacke but son verre sans rien dire, comme si personne ne se souciait qu’il vécût ou qu’il mourût.
Il jeta un rapide coup d’œil à Bolitho et en fut tout ému. Pendant un bref instant, il la retrouvait, comme s’ils n’étaient pas séparés par tant et tant de milles.
Allday essuya son rasoir rutilant et grommela :
— Ça devrait aller, sir Richard. Après tout, à bord, l’eau n’est bonne qu’à ça ! Il n’essayait même pas de cacher un profond mépris : Au train où on va, la prochaine fois, on embarquera dans une barcasse de pêche, voilà mon avis !
Bolitho poussa un grand soupir en enfilant la même chemise chiffonnée. C’était le petit luxe qui lui manquait le plus, une chemise propre quand il avait besoin d’en changer. Comme les bas, les bas qui semblaient marquer le passage du poste des aspirants aux appartements d’un amiral. Même lorsqu’il était jeune enseigne, il lui était arrivé de n’en avoir que deux paires. Mais c’était tout de même le bon temps, ou bien étaient-ce les bons souvenirs de jeunesse qui revenaient.
Il songeait à la brève mention qu’avait faite Tyacke de son aspirant. Il s’était produit quelque chose. Il leva les yeux et jeta un regard à la lumière qui passait par la claire-voie. Déjà l’aube. A sa grande surprise, il avait dormi d’un seul trait.
Allday ajouta en lui montrant la cafetière :
— Même avec ça, on n’arrive pas à faire oublier le goût !
Bolitho se mit à sourire. Comment Allday faisait-il pour le raser alors qu’il pouvait à peine se tenir debout sous la claire-voie ? Il ne se souvenait pas d’une seule fois où il l’aurait blessé en lui faisant la barbe.
Il avait raison, pour le café. Il décida d’envoyer une dépêche afin qu’on envoie de la bière aux bâtiments assommés par la chaleur. Cela les aiderait à tenir le coup, en attendant qu’ils puissent faire aiguade.
Le commodore Warren aurait dû s’en occuper. Mais peut-être ne se souciait-il plus de ce genre de choses ? Bolitho poussa sa tasse. Ou alors quelqu’un essayait-il de le mettre sur la touche. Comme moi.
Il entendait des bruits d’eau courante, les claquements d’une pompe. L’équipage lavait le pont au début d’un nouveau jour. Comme tout ce qu’il se passait à bord de cette goélette de soixante-cinq pieds de long, les bruits étaient étrangement proches, tout était plus intime que sur un gros vaisseau.
— Je vais monter.
Il se souleva de son siège et fit la grimace en se cognant la tête contre un barrot. Allday replia soigneusement son rasoir.
— Une misérable moque à peinture, voilà ce que c’est ! marmonna-t-il.
Puis il le suivit dans la petite échelle et ils émergèrent en plein vent. L’air était humide. Bolitho s’approcha de l’habitacle. Sur le pont, la gîte semblait beaucoup plus prononcée qu’en bas. De toutes parts, on voyait des hommes passer le faubert, travailler dans les haubans, effectuer des réparations dans le gréement courant ou sur les drisses lovées en glènes.
Tyacke le salua :
— Bonjour, amiral. En route est-quart-sud – levant le bras, il lui désigna quelque chose par-dessus le pavois : La chute de terre du Cap, amiral, environ quatre milles par le travers.
Il sourit, il était assez fier de son modeste bâtiment.
— Je ne veux pas courir de risque en m’approchant davantage. Il faut rester prudent et se méfier des fonds dans les parages. Sur quelques cartes, il n’y a même pas un seul point de sonde, mais penchez-vous un peu et vous apercevrez quand même les hauts-fonds !
La chose semblait l’amuser. Un nouveau défi à relever, peut-être ?
Lorsque Bolitho se retourna, il vit des paires d’yeux se baisser soudain et les hommes reprendre précipitamment leur travail. On aurait dit qu’il venait de tirer sur une rangée de marionnettes.
Tyacke fit vivement :
— Ne vous souciez pas d’eux, amiral. L’officier de plus haut rang qui soit monté à bord avant vous, vous d’mand’pardon, c’était le commandant de la garnison, à Gibraltar.
Simcox vint les rejoindre.
— Le ciel se dégage, amiral.
Ce commentaire était strictement inutile, mais Bolitho savait bien qu’il s’agissait d’autre chose : en sa présence, il devenait aussi nerveux que les autres.
— Quand serez-vous pilote confirmé, monsieur Simcox ?
Le gaillard était gêné.
— ’sais pas trop, sir Richard.
Il jeta un bref coup d’œil à son ami, Bolitho devinait bien ce qui le troublait : débarquer de la Miranda, priver Tyacke de son seul soutien.
Bolitho s’abrita les yeux pour admirer la mer dont les teintes changeaient aux premières lueurs du soleil. Il y avait ce matin-là des nuées d’oiseaux, messagers venus de la terre. Il se tourna par le travers et vit la masse de la montagne de la Table. Plus loin encore à bâbord, une autre montagne noyée dans la brume et dont seules les crêtes rocailleuses étaient baignées de teintes dorées.
Simcox s’éclaircit la gorge.
— Le vent est avec nous, sir Richard, mais j’ai connu des cas c'que des navires se sont fait prendre par un coup de chien et se sont fait descendre jusque dans le sud de cet endroit, direct sous le cap Agulhas avant qu’y réussissent à revenir ici !
Bolitho hochait la tête. Etait-ce son expérience qu’il voulait mettre en valeur, ou bien s’agissait-il d’un avertissement ? A supposer qu’il y eût quelques bâtiments de guerre sous le pain de sucre élancé du Cap, il était peu probable qu’ils décident de se démasquer pour une malheureuse petite goélette. Encore que, Le Suprême était tout petit, lui aussi, quand une frégate avait fondu sur lui.
Tyacke laissa tomber sa lunette.
— Ben, rappelez l’équipage – il avait utilisé son prénom sans le faire exprès. Nous allons virer et venir plein est – il jeta un coup d’œil à Bolitho – dans l’antre du lion !
Bolitho leva les yeux vers la flamme qui claquait. Oui, le pilote manquerait beaucoup à Tyacke s’il était promu. Il risquait même de traiter son remplaçant comme un intrus. Il lui répondit :
— C’est le seul moyen, commandant, mais je ne risquerai pas ce bâtiment de façon inconsidérée.
Les marins coururent aux drisses et aux bras, les mains dégageaient les cabillots, sortaient les manœuvres de leurs supports avec une dextérité qui en disait long sur leur habitude. Il n’était pas besoin de crier ou de les injurier pour les faire activer. Le ciel devenait plus clair de minute en minute, Bolitho sentait son estomac se crisper en songeant à ce qu’il avait à faire. Allday était posté près de la barre au cas que… il sentait son regard posé sur lui.
Ses bas neufs n’étaient pas le seul signe du changement de statut de Bolitho. Lorsqu’il était devenu enseigne, à l’âge de dix-huit ans seulement, il avait échappé à ce qu’il craignait et haïssait le plus. En tant qu’officier, il n’était plus obligé de grimper dans ces maudites enfléchures pour aller rejoindre sa place lorsque les sifflets rappelaient l’équipage dans les entreponts, ou lorsqu’il était de quart.
Il n’avait jamais pu s’y habituer. Par tous les temps, alors que le pont était noyé sous les paquets d’embruns et les gerbes d’écume, il devait aller rejoindre son perchoir précaire avec des hommes qui, pour quelques-uns d’entre eux, grimpaient dans les hauts pour la première fois de leur vie. Il avait vu des marins faire une chute horrible et s’écraser sur le pont, arrachés au gréement et à la vergue par la violence de la tempête ou par la toile gonflée qui refusait de se laisser dompter.
D’autres tombaient parfois à la mer, refaisaient peut-être surface à temps pour voir leur bâtiment disparaître dans un grain. Après cela, allez vous demander pourquoi tant d’hommes s’enfuyaient lorsqu’un détachement de presse se mettait en chasse.
— Parés derrière !
Tyacke essuya du dos de sa main les embruns qui mouillaient son visage ravagé. Il avait l’œil à tout, surveillait ses hommes, le réglage de chaque voile.
— Paré à virer ! Et vivement, Tom, un homme de mieux au bras de misaine !
L’ombre de la grand-voile et de la trinquette balaya les silhouettes affairées lorsqu’ils mirent la barre dessous. La toile battait dans tous les sens comme pour protester.
Les semelles de Bolitho glissaient, la mer devint blanche sous le vent tandis qu’ils commençaient à venir. La côte irrégulière se mit à défiler devant le boute-hors, la goélette continuait à virer.
— Bon sang, murmura Allday, mais elle tournerait dans une soucoupe !
Mais tout le monde était trop occupé, le vacarme était assourdissant et personne n’entendit ce qui était un aveu admiratif et non plus une marque de dédain.
— Rencontrez ! Comme ça ! Laissez venir encore un rhumb !
Le timonier le plus ancien annonça en criant :
— En route est-quart-nord, commandant !
— C’est bon ! Monsieur Simcox, du monde en haut à ariser le hunier ! Ils échangèrent un grand sourire : Avec ce vent de travers, il ne fera rien de bon et nous risquons de le perdre.
Les deux mâts jumeaux se redressèrent à la verticale avant de repartir à la gîte sous la poussée du vent.
— Une lunette, je vous prie, demanda Bolitho – il essayait de ne pas s’étrangler. Je vais dans le mât de misaine jeter un coup d’œil.
Il fit semblant de ne pas voir les protestations muettes d’Allday.
— J’imagine que, si tôt matin, il n’y aura guère de monde pour nous regarder !
Et sans se laisser le temps de changer d’avis, il se dirigea vers l’avant, jeta un dernier regard à l’eau qui jaillissait de l’étrave, grimpa sur le pavois au vent et se hissa des pieds et des mains sur les enfléchures. Un échelon après l’autre, il entreprit la grimpée, les haubans tremblaient violemment comme pour protester. Ne jamais regarder en bas, voilà un précepte qu’il n’avait pas oublié. Il entendit plus qu’il ne vit des gabiers qui redescendaient de l’autre bord, leur travail fait en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Que pouvaient-ils bien penser ? songea-t-il. Un vice-amiral qui se donne en spectacle, pour des raisons connues de lui seul.
La vigie ne l’avait pas quitté des yeux pendant tout ce temps et, lorsqu’il arriva enfin, soufflant et haletant, au niveau de la vergue de hunier volant, elle lui dit en l’accueillant :
— ’zolie zournée, zir Richard !
Bolitho s’accrocha à un hauban et attendit que les battements de son cœur se fussent calmés. Il vouait au diable tous ceux qui faisaient la course avec lui dans les enfléchures, lorsqu’ils n’étaient que des aspirants inconscients. Il finit par se tourner vers l’homme :
— Vous êtes cornouaillais ?
Le marin lui fit un large sourire et hocha affirmativement la tête. Apparemment, il n’éprouvait pas le besoin de se cramponner à quoi que ce fut.
— C’est exact, zir, je viens de Penzance.
Bolitho ôta la lunette de ses épaules. Deux Cornouaillais, quel étrange endroit pour faire connaissance.
Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour pointer sa lunette en phase avec les mouvements de la goélette qui plongeait dans les laines. Il aperçut enfin droit devant, à leur vent, des embruns qui jaillissaient : les récifs signalés par Tyacke.
Il faisait déjà plus chaud, sa chemise lui collait au corps comme une seconde peau. Il distinguait les lignes des courants qui s’entrecroisaient et la mer qui s’élançait à l’assaut de la terre avant de s’étaler en désordre. Comme elle le faisait depuis la nuit des temps. A cet endroit, puis au-delà, deux grands océans se rencontraient, l’Atlantique et l’océan Indien. C’était comme un battant géant, la grande porte qui ouvrait l’accès des Indes, de Ceylan et de tous les territoires de Nouvelle-Galles du Sud. Il n’était pas étonnant que Le Cap fût si convoité, si apprécié. Sa situation était comparable à celle de Gibraltar aux portes de la Méditerranée : qui tenait le Rocher détenait les clés de cette mer.
— Bâtiments, amiral ! A bâbord, par ici !
Bolitho n’avait pas besoin de lui demander comment il faisait pour les voir de si loin sans lunette. Les bonnes vigies le sont de naissance et la formation n’y peut rien. Il avait toujours éprouvé un grand respect pour les marins doués de ces talents, ceux qui voyaient les premiers les brisants droit devant quand toutes les cartes disaient le contraire. Et ils le faisaient souvent suffisamment à temps pour permettre à leur commandant de virer de bord et de sauver tout un équipage.
Il attendit que la lunette se stabilisât et se raidit soudain.
Deux gros bâtiments à l’ancre ; ou bien étaient-ils embossés ? La chose lui paraissait vraisemblable, cela constituait une bonne protection contre une attaque. On disposait ainsi d’une sorte de batterie fixe.
— ’Vous d’mand’pardon, amiral, reprit la vigie, j’crois bien qu’ce sont des Hollandais d’leur Compagnie des Indes.
Bolitho acquiesça. Tout comme ceux de l’Honorable Compagnie des Indes orientales, ces bâtiments-là étaient en général bien armés et disposaient d’un bon équipage. Ils avaient montré plus souvent qu’à leur tour qu’ils pouvaient se mesurer à des corsaires voire, à l’occasion, à des bâtiments de combat.
Il se retourna pour observer la mer qui brisait sur des rochers épars, mais à bonne distance. S’il s’était rapproché davantage, Tyacke aurait eu du mal à regagner le large.
Quoi que ces bâtiments fussent en train de faire, ils représentaient une réelle menace. Ils étaient sans doute venus ravitailler en vivres et en renforts la garnison hollandaise et il était bien possible qu’ils fussent rejoints par d’autres.
Il se baissa pour regarder le pont et manqua presque lâcher sa prise. Le mât était si incliné sous le vent que le sommet était au-dessus de l’eau. Il voyait presque son ombre sur les vagues.
— Vous pouvez virer de bord, monsieur Tyacke !
L’espace d’un instant, il crut qu’il n’avait pas été entendu, puis vit les hommes qui couraient une fois encore rejoindre leurs postes.
Une grande gerbe s’éleva soudain par le travers et, quelques secondes plus tard, Bolitho entendit l’écho sourd d’un coup de canon. Il n’avait aucune idée de l’endroit d’où était parti le tir, mais c’était passé bien près et il valait mieux prendre la chose au sérieux.
Il s’apprêtait à redescendre lorsque la vigie lui annonça de sa voix rauque :
— Y’en a un troisième, amiral !
Bolitho le regarda puis reprit sa lunette. Il fallait faire vite, le foc faseyait sauvagement, claquait au vent avec un fracas de tir de mousquets, la barre était déjà à contre.
Alors, pendant quelques courtes secondes, il aperçut les mâts et les voiles ferlées du troisième bâtiment, dont la coque basse était presque cachée par les deux autres. Qu’il fût français ou hollandais importait peu. Bolitho avait été capitaine de frégate, il en avait commandé trois dans le temps. Ce plan de gréement lui était familier, il n’y avait pas à s’y tromper.
La frégate attendait peut-être la lettre que les hommes de Tyacke avaient découverte à bord de l’Albacore. Bolitho chassa une mèche qui lui tombait sur les yeux, le mât se mit à sauter et à se balancer, l’espar frémit comme s’il allait se briser en morceaux. La baie était très vaste, une vingtaine de milles de large à en croire la carte de Tyacke, bien plus large que la baie de la Table qu’ils avaient dépassée avant le lever du jour.
Quelles que fussent les raisons du commandant hollandais, il considérait visiblement que la baie et les bâtiments à l’ancre valaient la peine d’être défendus. Un attaque frontale de l’escadre anglaise coûterait fort cher et risquerait de se terminer en désastre.
Il posa la main sur l’épaule de l’homme :
— Prenez grand soin de vos yeux !
En même temps qu’il prononçait ces mots, il avait l’impression qu’ils lui étaient destinés, mélange de menace et de dérision. Il n’entendit même pas la réponse de la vigie : il avait déjà entamé sa difficile descente jusqu’au pont.
Tyacke l’écouta décrire ce qu’il avait vu avant de répondre :
— Ils pourraient essayer de disperser nos forces.
— Jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce que nous recevions des renforts ? Je partage votre avis – il réfléchit un instant. Vous allez rallier l’escadre le plus rapidement possible.
J'arrivait maintenant à regarder les terribles cicatrices sans craindre ce spectacle éprouvant.
— Et puis il faudra que j’aille voir le général – et lui posant la main sur le bras : Une visite qui risque de ne pas faire trop plaisir à Sir David.
Tyacke s’éloigna pour aller donner ses ordres. Il consulta le compas, regarda la barre, tandis que Simcox gribouillait quelques calculs sur l’ardoise.
Une voix intérieure murmurait à Bolitho : Pourquoi t’en mêler ? Pourquoi ne pas laisser les autres prendre leurs responsabilités ? Ou bien, es-tu en train de te laisser prendre au piège comme un animal sauvage ?
Il secoua la tête, comme s’il répondait à quelqu’un d’autre. Comment pourrait-il demander au commodore qu’il détachât quelques-uns de ses bâtiments, alors qu’ils risquaient d’en avoir besoin pour évacuer les soldats et les fusiliers si le pire se produisait. Et Warren, pouvait-on lui accorder plus confiance qu’à un Varian, si imbu de lui-même ?
Il alla retrouver Allday qui attendait près des haubans au vent et lui dit :
— J’étais en train de me dire…
Allday le fixa.
— Vous avez vu la taille de ce boulet, sir Richard, c’est de l’artillerie de forteresse. Il nous faudrait davantage de vaisseaux et, même comme ça, on aurait du mal à venir à bout de ces enfoirés.
Puis il poussa un grand soupir, se massa la poitrine. La douleur que lui causait la blessure infligée par ce sabre espagnol se rappelait constamment à lui.
— De toute façon, je vois bien que ça ne sert à rien de discuter de ça avec vous, sir Richard.
Bolitho avait un regard plein de chaleur.
— Je n’ai pas envie de voir des hommes se faire hacher menu pour quelque chose qui n’en vaut pas la peine, mon vieux.
— Ni moi non plus, mais…
— Et j’ai envie de rentrer chez moi. Si vous additionnez le tout, il n’y a qu’une seule voie possible. Et si nous tardons trop, j’ai bien peur que nous perdions tout.
Campé de l’autre bord, Tyacke les observait, l’air pensif. Simcox s’approcha de lui et s’épongea le visage avec son mouchoir rouge.
— Ça n’est pas passé bien loin, James.
Tyacke vit Bolitho poser la main sur le bras massif d’Allday, le même geste impulsif qu’il avait eu avec lui. Ses cheveux noirs volaient au vent, sa chemise était sale et son pantalon couvert de goudron, mais le jeune vice-amiral riait aux éclats. Son maître d’hôtel finit par lui rendre un pauvre sourire.
Tyacke répondit enfin, mais presque pour lui-même :
— Nous ne somme pas sortis de l’auberge, Ben.
Il essaya de cacher à son ami le soulagement qu’il ressentait en voyant la pointe défiler par le travers.
— Ils pousseront pourtant autant de vivats que d’habitude lorsque l’heure du combat viendra. Ils n’ont jamais connu de vraie bataille, ceci explique cela.
Mais Simcox, qui était déjà reparti surveiller ses hommes, ne l’entendit pas.